Suite du précédent post intitulé “Le voile noir et le drap blanc”
À 26 ans, Jean-Luc doit continuer de vivre avec la douleur du départ de sa sœur.
Il en a connu des tempêtes depuis ce premier coup du sort qui a volé la vue à Maïté quand ils avaient 11 et 12 ans. Cette fois, ce n’est pas juste une balle, c’est une déflagration atomique que le cœur du frère attentionné n’est pas certain de pouvoir encaisser.
Sa sœur bien-aimée décède le 4 novembre 1973, deux jours après son vingt-cinquième anniversaire. Après trois mois de coma, suite à un accident de voiture à son arrivée aux États-Unis, Maïté a quitté le monde des vivants.
Jean-Luc est dévasté. Sa sensibilité est exacerbée et il ressent une colère immense, face à ce drame insurmontable qui vient s’ajouter à un quotidien duquel il devra s’arracher.
Seul un pirate pouvait l’en sortir. Un pirate amarré en Bretagne, qui le sauvera du naufrage total.
Il n’est plus grand-frère, son couple dérive, ne lui reste à choisir que “l’horizontalité des choses” pour ne pas sombrer. Surtout pas de profondeur mais un horizon à regarder droit devant, chevauchant sa Honda 125, chargée de 2 petites sacoches contenant l’essentiel et une nouvelle destination : La Baie de Saint-Brieuc.
Il répond à une annonce dans un journal dont les lettres imprimées semblent briller plus que les autres. Une stabiloteuse céleste a surligné :
“El Pirata, goélette des Baléares cherche équipiers pour partir en Turquie. S’adresser à John.”
Le fameux pirate salvateur est à Binic dans les Côtes d’Armor. Jean-Luc a 28 ans et la route entre la banlieue parisienne passée et la Bretagne qui lui dessine un avenir, symbolise le nouveau départ d’une vie qui s’est contorsionnée jusqu’alors, dans le petit espace de joie que les événements avaient bien voulu laisser.
Cette vie à construire sera jalonnée de bateaux à retaper, d’exceptionnelles compagnes d’aventures et chaque histoire remplira d’or les mille cicatrices du cœur, tel un vase recollé selon l’art japonais du Kintsugi, qui sublime les fêlures.
Il est installé à Saint Donan et habite un bar, non pas pour en être le pilier mais bien pour accueillir toutes les nationalités de passage. Ce lieu est baptisé “Bar Mahjun”, suite à la rencontre du violoniste du même nom, Jean-Louis Mahjun. Cet établissement à reprendre supposait une ouverture de quatre jours minimum par an, pour conserver sa licence 4. Ce deal, Jean-Luc l’a plus qu’accepté en élargissant les quatre jours à six mois de l’année puisqu’il était au chômage. Il en fait alors un lieu accueillant, devenu café incontournable de la campagne briochine.
Patrick, vendeur de jupes sur les marchés locaux, faisait un carton en ces temps trop chauds pour être en pantalon, et avait bien sympathisé avec notre tenancier navigateur. Originaire de l’île Saint Denis en banlieue parisienne, il invita Jean-Luc et une amie secrétaire dans le 16ème arrondissement de Paris, à partager quelques soirées citadines. L’amie en question, Dominique, récemment séparée, accompagnée de Iggy le gros chien avec un œil vairon, vivait dans un petit appartement parisien.
Grâce aux jupes légères de cette année caniculaire et à l’amitié, Jean-Luc et Dominique se sont rencontrés et formèrent un nouveau couple à distance, entre Paris et Binic.
Une jolie relation épistolaire commençait.
Mais, quelque temps plus tard, une navigation à Jersey fait tomber Jean-Luc, le capitaine, sur une envoûtante allumeuse. Et pas n’importe laquelle.
Elle est anglaise, un peu âgée, née en 1880. Elle mesure 10m30 de long. Classée dans la catégorie “long boomer”, elle est belle, enfin il est beau, le Teazer. Notre langue française détermine un genre aux choses, et décide qu’un bateau est plutôt masculin et une barque féminine. Tiens donc ? Les anglais eux, quoi qu’il arrive, considèrent qu’un bateau est toujours féminin.
L’allumeuse Le Teazer frappe donc, l'œil du navigateur qui deviendra, le propriétaire de ce vieux gréement, premier ouvrage à restaurer de notre capitaine. Le Teazer continue de réchauffer l’atmosphère déjà torride de cette année 76 et attise les convoitises. Alors que le bateau est fraîchement rénové, il part en fumée avec une allumette soigneusement jetée sur le bois sec du pont, par un esprit jaloux de voir les autres travailler dur et réussir leur plan.
Jean-Luc n’est pas à une épreuve près et répare l’intégralité du bateau calciné. Il est intéressant de savoir que cette restauration “entre le feu et l’eau” aura duré 9 mois.
Il est bien occupé et préoccupé, ne sachant pas s’il veut être à la fois, père d’un navire et papa d’un nouveau-né dont l'embryon grandit depuis quelques semaines dans le ventre de Dominique, la parisienne.
Tout cela semble compliqué pour elle comme pour lui, et le rendez-vous d’IVG est fixé.
La veille au soir de ce rendez-vous, Jean-Luc monte sans hésitation dans sa vieille Mercedes-Benz aux allures de taxi anglais, et part pour la capitale. Il veut être présent pour soutenir sa bien-aimée dans cette épreuve, qui n’en est pas moins douloureuse, que la décision fût prise en toute conscience.
La route nocturne lui délivre un flash qui n’a rien à voir avec l’excès de vitesse, mais plutôt éclairant sur un présent et proche avenir qui parle à son oreille pour dire : “J’ai envie d’être père…”
Pas de téléphone portable pour prévenir de l’illumination et puis la décision était prise, il était certainement trop tard…
Peut-être pas…
Le rendez-vous d’interruption volontaire de grossesse, fut annulé pour des raisons médicales de dernière minute et Jean-Luc l’apprend avec soulagement en arrivant. Il a l’opportunité de confier à Dominique son souhait révélé durant ce trajet et lui demande à coeur ouvert : “Veux-tu être maman ?...Tu sais, la vie n’est pas raisonnable”.
Maïté aurait-elle rebattu les cartes du destin pour donner la chance à Gabriel de naître quelques jours avant Noël 1978 ? Peu importe ce que l’on croit car Gabriel existe et se trouve être un valeureux Capitaine de bateaux lui aussi.
L’amour que Dominique et Jean-Luc portent à Gabriel est immense mais ne suffit pas, pour continuer l’aventure amoureuse ensemble.
Le temps consacré à la rénovation du Teazer est énergivore mais passionnant et riche d’apprentissage dans la maîtrise de la menuiserie marine. Les 7 années dédiées à l’allumeuse furent intenses et s’achèvent en 1983 après un tour d’Espagne sur l’André-Yvette et la confirmation qu’un plus grand navire répondrait davantage à ses aspirations.
Joëlle, l’animatrice de stage rencontrée à bord du Teazer, poursuit l’aventure avec le marin sur le futur bateau. Le capitaine est attendu par un autre navire à rénover, amarré au Port de Noirmoutier.
Comme son nom l’indique, il a une longue histoire voyageuse à raconter, qui peut se lire dans toutes les brèches de sa coque abimée.
L’Émigrant devait être soigné.
Les bateaux ont leur port d’attache mais les capitaines sont reliés au monde entier. Ils emmènent leur tendre et leurs enfants avec eux et c’est avec Joëlle que Jean-Luc vivra la joie d’offrir une nouvelle traversée à la jolie petite mousse qu’ils prénomment Julie, née de leur union quatre années plus tard.
Jean-Luc vit intensément, il navigue, il est deux fois père et garde l’équilibre sur le pont des bateaux qu’il retape. Il n’a pas peur de se lancer dans chaque nouvelle aventure car la vie est plus forte que toutes les avaries qui pourraient la mettre en péril. Il frappe pour enfoncer les clous dans le bois des bateaux qui seront suffisamment costauds, pour braver les tempêtes et montrer aux jeunes en difficulté qu’il emmène à bord, qu’on peut maintenir le cap quoi qu’il arrive.
Maintenir le cap, trois mots à prendre dans les deux sens, celui de la navigation bien sûr, mais aussi celui de la route inattendue et illimitée de la vie terrestre.
Il a le pied marin c’est certain et l’aplomb terrien des hommes qui avancent en veillant à ne pas causer de tort, bien au contraire. Il a conscience que certains choix peuvent heurter mais l’intention première n’est jamais de créer la souffrance, les aléas de la vie s’en chargent déjà. Il porte la détermination de la construction pérenne. Il construit des cabanes, restaure des bateaux, travaille la matière si belle du bois qui réchauffe.
Sur un navire, auprès de sa famille et envers lui-même, il travaille à parfaire les apprentissages de l’être, grâce à des pratiques et une rigueur qu’on retrouve dans les fondements de l'Aïkido. La détermination douce, la voie de l’harmonie, l’intention bienveillante qui abandonne la tension de l’opposition.
Malgré toutes les meilleures raisons qui ont fait se rencontrer deux êtres devenus parents, elles deviennent éléments qui les feront s’éloigner. Il ne s’agit pas d’amour ou de manque d’amour, il s’agit de respecter la trajectoire de chacun et se délester de ce qu’il conviendrait de faire, pour répondre à un modèle idéal qui n’a rien de réel.
Ce qui est réalité, c’est l’enfant née de l’union de Joëlle et Jean-Luc. Julie témoignage de l’amour qu’il a fallu pour qu’elle existe, cela est inaltérable et magnifique.
Ses parents se quittent en 1992.
L’admiration que suscite l’Émigrant chaque fois que le bateau accoste dans un port et les nombreuses belles rencontres faites, ne parviennent pas à recharger les faibles batteries du capitaine épuisé. Il a des traites à rembourser à la banque, et craint d’être au bord d’une nouvelle faillite personnelle.
Va-t-il falloir rebâtir, repartir, réapprendre encore ? Oui, encore.
Cette même année, direction Brest pour vendre “le bateau devenu fardeau”. L’Émigrant n’avait pas terminé sa route.
Manque de chance ou finalement grande opportunité déguisée en plan foireux, Brest ne les accueille pas bien, occupé à organiser une énorme fête maritime et envoie le gracieux navire au fin fond d’un quai pour bateaux rebus. Ce parking de seconde zone est loin de rendre hommage à cet imposant et flamboyant navire. Vincent Potier ne s’y trompe pas et lorsqu’il passe à proximité, il se renseigne sur l’intrigante embarcation et son capitaine.
Il se révèle que le Vincent en question, est Directeur des Services Généraux au Conseil Général de Belfort et recherche un navire et un capitaine, pour emmener des enfants et de jeunes adultes parfois en difficulté, pour une virée éducative en Méditerranée.
Bingo ! Sacrément doué l’ange Maïté ! Oups, excusez-moi pour la libre interprétation de la plume spirituelle qu’on pourrait rapidement classer d’ésotérique.
Merci le fin fond du quai pour la miraculeuse solution qui règle l’intégralité des problèmes de gestion et de charge financière.
Alors là, c’est ce que l’on peut appeler, un petit, non, gros, non, énorme coup de pouce du destin. Et pour un gros coup de pouce et une grosse nouvelle mission à remplir, il nous faudra un matelot !
Encore un mot qui a décidé d’être masculin pour décrire un marin qui peut être une femme, compétente, énergique et vaillante au doux prénom de Laurence. Nous préciserons tout de même, qu’elle est également jolie, mais que cela ne faisait pas partie des critères de sélection. Quelqu’un y croit ?... J’aurais essayé.
C’est donc Laurence qui est embauchée en 1993 comme second du capitaine, pour voguer sur les flots bleus bientôt amoureux de la Méditerranée.
Ça faisait longtemps que la tempête n’avait pas frappé, on s’habituerait presque à l'accalmie des péripéties de la vie, mais c’est sans compter sur le grand inspecteur de l’éducation karmique, qui veille à ce que l’on continue d’apprendre les leçons et nous rappelle régulièrement, que rien n’est jamais acquis.
Des années à muscler le corps et l’esprit pour être capable de dire oui tout comme non !
Mais, pourquoi non ?
Alors que le bateau est en stand by au Portugal en attendant que le Levante se calme et puisse les laisser passer le détroit de Gibraltar, l’équipage du bateau voisin souhaite s’inviter à bord. Chose pour laquelle, notre capitaine et seconde, ne sont pas tout à fait d’accord. L’un pense que la cohésion de l’équipage avec les jeunes est fragile, et que laisser entrer d’autres personnes pourrait la mettre en péril. Quelques contre-arguments plus tard et bataille verbale houleuse pas si contradictoire au final, aboutissent à un premier baiser à Barbate, qui se prononce Barbaté, une rime qui en ferait un titre idéal de chanson romantique.
La seconde prend la première place dans le cœur du navigateur qu’elle chavire. Laurence danse sur les mélodies marines et accorde son rythme à celui du capitaine.
C’est l’étincelle qui marque le début d’une troisième grande idylle.
Cette aventure sera la dernière en tant que nouvel amoureux, nouveau père, maître d'œuvre et capitaine de bateau éducatif. “Les marins comblés par cette parenthèse méditerranéenne et toujours en recherche d’équilibre, mettent le sac à terre. L’Émigrant est vendu en 1996.”
Les arbres de la vie grandissent, Emma choisit ses futurs parents et leur offre une joie immense en ouvrant pour la première fois ses grands yeux à la lumière du printemps de cette même année.
Alors que Jean-Luc retape le Spes Nostra, Notre Espoir en latin, navire naufragé à reconstruire, il se voit débauché et embauché en 1998, pour un nouveau chantier de rénovation. Il s’agit de l’ancien bateau à voiles des Phares et Balises, amarré au Port de Noirmoutier et appelé le Martroger III. Dans un cadre associatif, aidé de nombreux bénévoles dont beaucoup deviendront des amis, Jean-Luc fera naviguer et entretiendra ce troisième bateau jusqu’en 2020.
Ensemble avec Laurence, ils appréhendent le monde avec curiosité et entrain, fougue de l’enfance et joie du présent. Rien ne peut altérer cette union amoureuse. Chacun a un parcours qu’ils mettent délicatement en commun, pour rendre le quotidien beau. Ce qui n’empêche pas la compagne indépendante de tracer son chemin à terre, pour diriger le Centre de loisirs de Barbâtre, la ville où ils résident, et ravir les petits à qui elle propose multiples activités artistiques et sportives. Sur une île, il y a la terre et la mer. Cette dernière est parfois dangereuse.
“Quand tu pars en mer, tu prends ce qui vient. Tu fais avec, si tu veux arriver au port. “ confie le capitaine.
Laurence sait que le navigateur de son cœur maîtrise parfaitement les mouvements du gouvernail, mais cela n’enlève rien au fait qu’il puisse ne pas rentrer et Jean-Luc fait le choix de partager la barre avec d'autres, pour alléger son investissement et la fréquence de ses navigations.
Oui, parfois il aurait pu ne pas rentrer. C’est la réalité fatale de nombreux marins quelles que soient leurs compétences et dextérité. La mort ne choisit pas en fonction des qualifications.
Qui remettra sa vie entre ses mains ? Et quand ? Choisit-elle au hasard ? Avons-nous un quelconque impact sur la date de notre départ ? Chacun a sa réponse.
Si le futur est incertain, le présent peut donner quelques clés. Il existe un appareil photo techniquement conçu pour capter ce que l'œil ne distingue pas.
À la suite d’une photographie de l’aura, c’est ainsi qu’elle est nommée, Jean-Luc a vu, dans cette photo prise il y a quelques années, une forme de couleur rouge oranger présente au-dessus de sa tête.
À cet instant, il pleure car il sait.
Il sait que cette forme est l’âme de Maïté à ses côtés. Cette photo montre l’invisible protection, redonne vie à cette petite sœur en apparence envolée.
Elle était bien là, dans toutes les tempêtes de sa vie, les bons moments aussi et dans chaque idée lumineuse qui change brutalement le cours du destin, en sachant au plus profond de soi, que tout ira bien.
Jean-Luc en est certain et récite quotidiennement des prières pour elle, posant ainsi le commencement de chaque jour avec confiance et sérénité.
Conclusion
L’appel que j’ai eu de façon intense pour écrire l’histoire de Maïté et Jean-Luc Berthaud, ainsi que les sifflements de mes tympans, dès que j’ai commencé à collecter les éléments de leur histoire et en rédiger le récit, me donnent la réponse quant au bien-fondé de mettre en lumière ces histoires de vie. Il y a la mort à l’intérieur mais en aucun cas de point final, seuls des liens invisibles qui perdurent.
Aucune tache de sang ne marquera la rupture entre les mondes qui coexistent. Des lignes forment des cercles contigus le long de nos destins d’être humain coopérant avec la danse universelle.
Les disparus comme les vivants ont besoin de la continuité, qui est loin d’être illusion où création de l’esprit. Ce lien est invisible à l'œil qui pense tout voir, tout comme les ondes qui relient nos téléphones portables pourtant elles existent.
Cette démarche d’écriture n’a aucun objectif convaincu, convaincant, ou à se prétendre vainqueur d’une bataille de vérité de l’au-delà, qui n’a pas sa place dans l’éternité des âmes.
Nous avons tous, accrochés aux ailes de nos vies, des liens faits de lumière sans lesquels nous ne respirerions pas. Notre oxygène est rempli de particules célestes et cristallines. Nous avons si peur de nous en remettre à nos sensations intuitives, pour ce qui est des motivations de nos actes, que nous choisissons le plus souvent l’évidence qui maltraite nos âmes.
L’ailleurs est ici. L’étrange réponse cachée derrière le miroir sans tain de ce qui nous effraie au plus au point, la fin.
Rien n’est magique, tout est vécu et l’incroyable se situe par delà la croyance obtuse ou la prétendue maîtrise.
Cela vient nous transpercer comme un plomb de carabine, nous emporter comme une vague submersive et nous sauver quand nous pensions la fin arrivée.
À toutes les âmes envolées et au cœur blessé courageux de ceux qui restent.
Peggy Sirieix
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